Christine Genest est professeure agrégée à la Faculté des sciences infirmières (FSI) de l’Université de Montréal (UdeM). Son expertise de recherche porte sur le suicide et ses répercussions sur les gens endeuillés et sur la prévention du suicide chez le personnel de la sécurité publique.
Elle touche également à la pratique infirmière en contexte de santé mentale, que ce soit auprès de la clientèle adulte ou pédiatrique.
Elle a échangé avec Christine Cassivi, infirmière clinicienne, étudiante à la maîtrise et chargée de cours à la FSI, qui s’intéresse aux populations marginalisées en santé mentale.
Pourquoi s’intéresser à la santé mentale?
Christine Cassivi (CC) : Ma réponse est simple : parce que c’est partout. C’est d’ailleurs ce que je dis aux étudiants et étudiantes en introduisant le cours en santé mentale.
Peu importe notre département – que ce soit en périnatalité, en chirurgie ou en gérontologie –, nous allons soutenir des patients et patientes ainsi que leurs proches qui peuvent vivre de grandes émotions ou même des troubles de santé mentale.
Il faut aussi considérer l’évaluation en santé mentale dans nos soins, parce que ça fait entièrement partie de la situation de la personne. C’est malheureusement souvent mis de côté dans l’évaluation infirmière en contexte de soins physiques.
Christine Genest (CG) : Comme infirmières et infirmiers, nous avons une vision holistique de la personne. Nous ne pouvons séparer la santé physique de la santé mentale; nous devons nous pencher sur les 2 si nous voulons vraiment atteindre notre objectif.
Les patients et patientes qui ont des problèmes de santé mentale ont souvent des comorbidités physiques. C’est donc important de s’intéresser à la santé mentale aussi.
Qu’en est-il de la santé mentale des professionnels et professionnelles de soins? Comment s’occuper de soi?
CC : Le travail en santé mentale nous apprend assez rapidement que, pour prendre soin de quelqu’un d’autre, il faut aussi nous occuper de notre propre santé mentale.
La pandémie a engendré des situations extrêmes, hors de notre contrôle, en plus de mettre l’accent sur des enjeux en ce qui a trait à la détresse psychologique et aux émotions jugées négatives.
Nous avons pris soin de personnes qui étaient dans des conditions bien plus détériorées qu’auparavant. Ç’a donc vraiment été une occasion de nous questionner sur notre santé mentale comme personnes soignantes.
On le constate encore dans les médias aujourd’hui, il y a eu beaucoup de départs dans le personnel infirmier. C’est un travail très exigeant psychologiquement. Il faut prendre soin de nous et prendre en considération notre santé mentale parce que ça peut devenir lourd très rapidement.
CG : Il y a effectivement le concept de fatigue de compassion qui ressort énormément dans cette situation-ci. Prendre soin de l’autre amène cette charge mentale. Je pense que parfois on a des biais comme professionnels ou professionnelles de la santé parce qu’on a tendance à voir des situations et à se dire : « Je ne suis pas si pire que ça. »
Il y a aussi la stigmatisation qui vient avec le fait de demander de l’aide. On a encore peur de se faire juger négativement ou que nos collègues perdent confiance en nous et en nos compétences, surtout si on doit se rendre à l’urgence pour un trouble de santé mentale, où on risque de les croiser.
Le résultat, c’est que les personnes travaillant dans le système de santé tendent à ne pas aller chercher l’aide requise. Je pense que c’est important d’être vigilants et vigilantes par rapport aux signes précoces, comme avoir des préoccupations ou des troubles de sommeil récurrents.
On a tendance à prendre soin de nos patients et patientes, mais le faire pour nos collègues et nous, c’est primordial si on veut travailler longtemps et être bien dans notre environnement. Il faut créer un espace propice au partage et, même si on ne peut pas tout régler, on peut s’écouter entre collègues. Le regard qu’on porte sur notre patient ou patiente, on doit le porter sur nous aussi.
CC : Comme infirmiers et infirmières, on a un peu un double standard en ce qui concerne notre santé mentale. On se dit : « Si je veux prendre soin des gens, je dois aller bien, donc je ne peux vivre des problèmes de santé mentale, avoir des difficultés ou des journées plus difficiles, car qui suis-je après pour aller prendre soin d’une personne qui vit, par exemple, une dépression? » On a alors tendance à s’isoler et à ne pas en parler.
Les milieux d’échanges sont moins naturels; on ne peut pas juste décider d’aller prendre un café avec quelqu’un qui semble moins bien aller comme on l’aurait fait habituellement. On doit donc créer des moments, s’écrire entre pairs, se soutenir et, même si on se trompe, ne pas hésiter à lancer cette discussion.
CG : Il faut aussi souligner que, pour les professionnels et professionnelles de la santé, il y a le Programme d’aide aux employés et employées (PAE), mais il n’existe pas d’outils précisément pour nous. Nous avons accès aux mêmes outils que ceux pour la population générale. Quand ça ne va vraiment pas bien, il y a toujours le 1 866-APPELLE et des services de crise.
CC : Effectivement, le PAE offre, selon les milieux, quelques rencontres avec un professionnel ou une professionnelle de soins, dont un ou une psychologue, un ou une psychothérapeute, ou une travailleuse ou un travailleur social qui peut nous permettre de verbaliser nos problématiques.
Il y a quand même beaucoup d’enjeux d’accès aux services en santé mentale pour tout le monde. Dans les milieux, il n’y a pas d’accès direct pour les professionnels et professionnelles de la santé qui vivent de la détresse, même si certains outils ont été bonifiés pendant la pandémie.
Par exemple, on nous a accordé plus de séances gratuites de consultation avec un professionnel ou une professionnelle de soins, mais si on veut poursuivre les services privés demeurent très dispendieux et les listes d’attente pour les services publics restent très longues.
CG : Il y a des efforts qui ont été faits en ce sens. Il y a des programmes de 1ers soins psychologiques implantés dans certains milieux de soins et une formation pour offrir du soutien psychologique de type « 1ers soins », mais c’est vraiment dans l’urgence.
Quelles sont les actions concrètes de la FSI pour appuyer la communauté étudiante?
CG : Il y a différents services offerts aux étudiants et étudiantes – comme les pairs aidants ou aidantes, l’accès à une travailleuse ou un travailleur social et à un ou une orthopédagogue –, mais ceux-ci ne sont pas utilisés à leur plein potentiel.
Encore une fois, on voit qu’il y a de la détresse, mais on ne consulte pas à cause du stéréotype du rôle infirmier. Je pense qu’il faut continuer à travailler sur la normalisation de l’utilisation des services à notre disposition parce que les séquelles de la pandémie persisteront, même lorsque ce sera terminé.
Il y a aussi les enjeux qui existaient avant la pandémie, comme l’isolement pendant la rédaction aux cycles supérieurs.
CC : Justement, lors de nos études, une collègue et moi avons mis en place « Motivation maîtrise » qui s’inspire du projet « Thèsez-vous! ». L’objectif est de travailler ensemble en ligne et en présentiel pour briser l’isolement.
Je pense qu’on a rencontré un certain confort à étudier en pyjama et avec raison! Ainsi, dans les prochaines années, il va vraiment falloir trouver un équilibre entre le présentiel et le virtuel.
La session dernière, j’ai eu la chance de donner le cours de santé mentale pour la 1re fois à une cohorte en présentiel, et c’était tout un ajustement. Difficile psychologiquement puisqu’on y traite de sujets lourds, ce cours est une bonne occasion d’avoir une réflexion sur notre propre santé mentale et celle de nos proches.
Nous avons justement mis en place, en collaboration avec une psychologue des Services aux étudiants et étudiantes, un atelier sur l’anxiété de performance pour les aider à se trouver eux-mêmes des trucs et ressources. J’utilise mon expérience d’étudiante, qui n’est pas si loin, pour bonifier la leur, et je les encourage à employer leur vécu comme un outil plutôt qu’une limite.
J’ai aussi constaté que, lorsqu’on détermine des problématiques en santé mentale chez certains étudiants et étudiantes, il y a des discussions entre le corps professoral et les personnes chargées de cours pour faire le suivi. Cela permet de mettre en pratique nos compétences infirmières de collaboration et d’offrir un accompagnement personnalisé.
En virtuel, on remarque moins les signaux d’alarme, mais quand la personne étudiante est assise seule au fond de la classe et qu’elle a de la difficulté à se mêler aux autres, on le voit tout de suite.
CG : Aussi, avec l’UdeM, je donne une formation sur les manières de prendre soin des étudiants et étudiantes et de les accompagner. Au fond, on explique aux personnes comment prendre soin d’elles-mêmes. À travers cette formation, on énonce entre autres ce qu’est un stress normal dans la vie, mais également à quel moment ça devient anormal.
Parlons-nous assez de santé mentale en société?
CG : Non! Mais il y a de beaux projets comme le Plan d’action interministériel en santé mentale (PAISM) qui vient d’être publié. Ce que je constate d’emblée, c’est qu’on est dans la responsabilisation de la personne en ce qui concerne sa santé mentale. On met donc l’accent sur l’identification de la bonne ressource, au bon moment, pour la bonne personne.
Ce que j’ai trouvé très intéressant dans les discussions entourant le PAISM, c’est qu’il y a un effort qui est mis sur la prévention, sur les soins à domicile, sur le fait d’intervenir rapidement, même chez les enfants, et de faire ressortir la complémentarité entre la santé mentale et physique.
Il y a des interventions qui visent l’augmentation de l’activité physique chez les enfants pour soutenir leur santé mentale, par exemple. C’est un plan optimiste, et j’espère qu’on pourra le réaliser en tant que société, d’autant plus que la place du personnel infirmier y est reconnue.
Les infirmières et infirmiers praticiens spécialisés en santé mentale ont été explicitement nommés, ce qui est intéressant pour la discipline, mais également pour la vision de la santé mentale en société.
CC : C’est sûr qu’il y a un besoin de normaliser et de prendre davantage d’initiatives en prévention. Que ce soit dans les milieux scolaires, pour les enfants, les adolescents et adolescentes, il y a vraiment un besoin d’intervenir à ce point de vue pour que les gens puissent trouver eux-mêmes des ressources, mais aussi pour normaliser auprès des nouvelles générations le besoin de prendre soin de sa santé mentale, de ne pas hésiter à demander de l’aide quand c’est nécessaire.
Je constate tout de même que c’est de plus en plus fréquent! Il y a tellement de points positifs dans la nouvelle génération en ce qui a trait à la normalisation, que ce soit en matière de sexualité, d’appartenance au genre, d’acceptation des moments plus difficiles en santé mentale, puis d’intervention.
Honnêtement, la nouvelle génération me fascine! Je trouve vraiment qu’elle prend les devants et que les mentalités évoluent en ce qui concerne la santé mentale.